De la vue sur les Champs Élysées aux ruelles de Montréal
Si vous regardez bien à travers la foule des touristes, vous
devriez l’apercevoir. Elle marche le nez droit, d’un pas assuré et rapide sur
ses talons de 10 centimètres. Elle a l’air sûr d’elle, avec sa mallette à la
main. Une « business girl », c’est certain. De plus près, on peut
voir son maquillage discret et naturel, ses bijoux de qualité, sa coupe qui ne
doit pas être bon marché, et son tailleur jupe impeccable.
De toute façon, elle est la seule à cette heure de la journée à
tourner le dos au monument des Champs Élysées. Elle fonce vers une entrée
discrète à côté de la porte d’un restaurant étoilé.
Je m’appelle Ariane et j’ai 33 ans. Je travaille dans la finance
auprès des particuliers. Un genre de gestionnaire de fortunes privées, en
quelque sorte, et dans mon métier l’habit fait le moine alors j’évite les
fausses notes. Tailleurs achetés directement en Italie, chaussures à talons
exclusivement, je ne sors jamais sans m’être douchée, parfumée, maquillée,
bijoutée, coiffée etc, et ceci 6 jours par semaine.
Le succès, le vrai. Une métro-sexuelle, célibataire, dévouée à sa
carrière dans toute sa splendeur, et sans états d’âmes. Je l’ai bien mérité
après mes longues années d’études. À moi les bons restaurants, les bons
quartiers de Paris, les bons collègues, les bons vins, les bonnes sorties et le
champagne qui coule à flot.
Mais depuis quelques temps mon visage accuse la fatigue. Mes
grasses matinées du dimanche ne me suffisent plus. J’avais l’habitude de compter
les soirs où je rentre chez moi mais depuis quelques mois, je voudrais rentrer
plus souvent. Mon canapé me semble appelant alors que je m’en fichais
éperdument avant. Je me transforme en princesse aux petits pois. Il y a
toujours un truc qui me dérange la nuit et je « pitourne » dans mon
lit sans comprendre.
Je m’appelle Ariane et j’ai 35 ans. Je suis officiellement fibromyalgique,
et je me gave de médocs. Je me sens soulagée parce que dans le fond, je ne
croyais pas vraiment à la théorie du burn out. Pas moi. Pas en plein essor.
Impossible d’arrêter un train à pleine vitesse. Je veux bien prendre mes anti
douleurs mais mon travail, c’est ma vie. Regardez par vous-même : je n’ai
même pas une paire de jeans dans ma garde-robe tellement je ne sais pas ce que
veut dire un jour de repos. Mon frigo me renvoie de l’écho et je me demande
même si le pressing ne prendrait pas mes culottes en plus du reste de mon linge
pour m’éviter d’avoir à lancer une lessive.
Je m’appelle Ariane et j’ai 38 ans. Je prends l’avion dans 2 jours.
Ma sœur a acceptée de m’héberger chez elle car je ne sais plus vers qui me
tourner. Je dors 18 heures par jour et je n’arrive plus à changer les draps de
mon lit sans m’effondrer direct dedans, d’épuisement. J’ai dû avouer à mon
associé que je suis au bord du suicide et que je dois arrêter de travailler. Je
lui donnerai toutes mes parts de l’entreprise pour qu’elle survive à mon
départ. Je m’excuse sans pouvoir cesser de la laisser tomber aussi brusquement
mais je n’en pouvais plus de mentir. Les faux rendez-vous à l’extérieur pour
rentrer chez moi dormir 2 heures, les erreurs sur les dossiers clients, la
compta qui part à l’envers, et moi qui recalcule 4 fois avec toujours un autre
résultat. J’ai laissé tomber mes amis pour réussir à travailler. Maintenant, je
dois laisser tomber le travail pour réussir à survivre. J’ai bien essayé de
demander de l’aide aux parents, mais le déni s’est installé. Il ne peut pas y
avoir une personne handicapée dans la famille !! Impossible. Chez nous, on
se lève pour guérir et l’énergie vient en travaillant. Et puis
l’encéphalomyélite myalgique n’est pas vraiment une maladie. Rien qu’un bon
psychiatre des beaux quartiers ne pourrait soigner ! Mais je n’ai plus le
temps de négocier le soutien de mes proches. Mes finances sont à 0, et si je
reste dans mon super logement de cadre supérieur, je vais droit à la rue. Pas
de sécu (aide sociale) pour moi qui ai choisi d’être travailleuse autonome.
Comme je n’ai pas de bras pour faire mes cartons, ma sœur vient me
récupérer chez moi pour m’emmener à Montréal. Je ne serais plus une grande
fille indépendante.
Je m’appelle Ariane et j’ai 40 ans. Je ne peux plus prendre ma
douche tous les jours. Je dors 12 heures par nuit, et j’en passe au moins 15 au
lit. Je ne vais nulle part où il faut marcher plus de 10 minutes, je ne sors
plus jamais s’il y a de la musique, des cris d’enfants, de la lumière trop
vive, trop de personnes en même temps, trop de sollicitations, trop de vie
quoi…
Je porte des talons plats et des tenues sport confortables et
élastiques à cause de mon bedon qui me fait souffrir. Je ne porte plus de
maquillage parce que je transpire à toutes les saisons dès que je fais le
moindre effort, alors à quoi bon ? J’ai revendu mes plus beaux bijoux pour
payer les frais de réparation de ma voiture et conserver le peu d’indépendance
qu’il me reste. Je n’ai jamais retravaillée et je reste 80% du temps encabanée.
Je suis chanceuse. Je fais partie des 20% de ceux qui peuvent
fonctionner !!
Ariane
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