Laissez-moi rêver. Il fait beau. Je cours dans la montagne. J’enjambe les pierres, je grimpe puis dévale à toute allure, je cours sur les sentiers. Je respire profondément. Je me sens profondément vivante et heureuse dans cette immensité. Car ma vie est toute autre. Ne
me réduisez pas à ma maladie.
Mais après une grosse intervention chirurgicale, les anesthésiants ont réveillé ce qui sommeillait en moi : le syndrome de tachycardie orthostatique posturale (plus connu sous le nom de POTS), le syndrome d'activation mastocytaires (SAMA), et l’encéphalomyélite myalgique.
J'ai toujours été hyper active, ultra sportive, militante dans de nombreuses associations. Je travaillais dans le secteur social. Mon métier était de défendre les plus fragiles. Je faisais régulièrement des marathons, des trails en montagne.
Tout s’est intriqué, tout s’est déréglé. Mon EM, comme je l’appelle, ne se guérit pas, mais on s’apprivoise. Elle devient une compagne
de voyage.
Mes enfants grandissent, leur horizon s'est élargi. Je suis heureuse pour eux. Le mien s'est progressivement rétréci, à ma ville, mon quartier, ma résidence, mon appartement, mon lit.
Désormais l’épuisement me broie. Le terme de "fatigue" ne peut être approprié. C’est bien plus que cela. C’est un écrasement. Jamais de récupération.
Il interdit d’abord toute vie professionnelle, puis associative, puis sociale, puis familiale. Tout est trop. Tout épuise. Tout limiter, tout fractionner, différer. Ne plus sortir. Réduire les visites. Ne pas trop téléphoner. S’exclure un peu plus chaque jour, se sentir aller vers une disparition sociale, pourtant actuellement une question de survie. C’est un long et permanent renoncement à la vie d’avant.
Maintenant une petite vie, à petit feu avec la faiblesse musculaire, les vertiges, les nausées, la tachycardie, les douleurs chroniques, le brouillard cérébral. S’endormir avec, se réveiller en les retrouvant. Les tenir à distance. Se sentir engluée mentalement.
J’étais marathonienne. L’effort, l'endurance, le mental, c'était ma spécialité. Maintenant mon marathon c’est juste parfois un transfert entre le lit et le fauteuil électrique où je dois tenir assise quelques minutes. Mon marathon, c’est parfois juste une douche assise par mon auxiliaire de vie.
Mon marathon, c’est parfois juste le plaisir émotionnel de voir ceux que j’aime pendant deux heures, et le payer ensuite pendant des jours. Le plus difficile, ce sont les "malaises post-effort". Une visite animée ou un appel téléphonique un peu long, et c’est le Trop. Pas vraiment des malaises, j’appelle ça mes "crashs".
Quelques heures après un effort dérisoire mais trop important pour moi, brutalement mon corps m'abandonne : ne plus pouvoir lever le bras, tenir sa tête, se mouvoir, parler. Je ne panique pas.
J’ai mes bouteilles d’eau près du lit, mon seau pour mes besoins. Il suffit d’attendre pendant quelques heures jours semaines dans une semi-torpeur. Tout est flou, le jour, la nuit, je ne sais plus trop où j’en suis.
Ne pas chercher à comprendre pour préserver ses forces. Juste lâcher, vivre le moment et attendre. Alors je me sens redevenir animal. Boire, uriner, prendre mes médicaments. Tout le reste est dérisoire. Plus besoin de manger, de se laver, de changer de dessous, il faut uniquement survivre en attendant le mieux.
Je dois toujours être prête à l'abandon brutal de mon corps, mes bouteilles d’eau remplies et le seau contre mon lit, les rideaux prêts à être baissés.
La lumière, le bruit m'agressent. J'ai mal partout. Les douleurs sont terrifiantes. L’impression que
ma tête va exploser. Mes muscles flétris que j’avais autrefois savamment sculptés me font si mal. La tête, les articulations, les os, les décharges électriques. Les fourmillements et picotements permanents. Les brûlures de mes plantes de pieds et de mes paumes.
Et le brouillard cérébral qui rend flou toute réflexion structurée. L’obscurité m’est alors douceur. Puisse le sommeil m’épargner un peu les douleurs.
Mes anciennes médailles sont rangées. Les performances n’ont plus aucun sens. Toute ma vie se réécrit patiemment. Accepter, cheminer, vivre avec cette nouvelle compagne qu'est l'EM. Ne pas inquiéter. Protéger son entourage. Et puis parfois, pleurer dans les bras réconfortants d’un proche ou de mes enfants. Le contact physique de leurs bras me soulage. Il me rend ma dignité et mon humanité dans des moments où je me sens si vulnérable.
La vie est là, alors, je tente d’anticiper, de m’organiser. Mais comment? De quoi sera fait demain? Dans quel état serai-je ? Que prévoir de plus ? J’ai déjà mis en place la téléalarme, une planche de bain, un déambulateur, un fauteuil roulant électrique, des auxiliaires de vie. J’ai accepté de montrer ma nudité pour être lavée par d’autres.
Et quand il y a un léger mieux, je me sens revivre, c'est une joie indescriptible, tout à coup une énergie dévorante. Mais c'est le piège. Surtout ne pas faire plus que d’habitude : se contraindre à ne rien faire de plus : ne pas ranger un peu mon linge, ne pas rester un peu trop assise, sinon ce sera un nouveau crash assuré, et une violente coupure de courant s’abattra sur moi et m’interdira à nouveau brutalement de bouger, de parler.
Désormais il me faut éviter coûte que coûte les crash, je perds à chaque fois un peu plus d’énergie. Ma batterie ne récupère jamais suffisamment avant la rechute
suivante. Maintenant je les redoute: me sentir prisonnière et abandonnée de mon corps, perdre mes compétences cognitives, ne plus parvenir à faire des tâches complexes. Devoir demander à d’autres ce que je savais faire si facilement. Me voir de plus en plus limitée. Mes crash entraînent et accompagnent pour l'instant lentement mon déclin.
Ma vie n’est plus qu’attente. Le temps file, les heures, jours, mois, les années passent. Car je sais qu'avec beaucoup de précautions, de renoncements, de limitation, je peux progressivement me stabiliser et récupérer un peu de capacités.
Alors j’attends du meilleur, une stabilisation, un traitement. Pour demain, ou après-demain. Espérer sans trop s’épuiser. Juste y croire.
Juste savourer chaque moment partagé avec mes enfants, chaque message de mes proches, le ciel bleu que j’aperçois depuis mon lit, les chants des oiseaux par la fenêtre entrouverte, les clapotis de la pluie. Ça me remplit de bonheur. Et je suis sûre que je vais aller mieux, que bientôt je retournerai dans la montagne.
Alors en attendant je ferme les yeux et je cours heureuse sur les sentiers escarpés…
Hélène F.
Massy, France